2.

« Chers membres de l’Anaheim Lions Club, entonna l’homme au micro, c’est une rare occasion qui nous est offerte cet après-midi ; en effet, le comté d’Orange nous fournit la possibilité d’entendre – ainsi que de questionner – un agent secret de la brigade des stupéfiants, rattaché au bureau du shérif d’Orange County. » Il rayonnait, ce personnage au complet gaufré rose et à la large cravate en plastique jaune, à la chemise bleue et aux chaussures de similicuir ; c’était un gros lard ; bardé d’âge mûr, aussi ; et bardé de satisfaction même quand il n’y avait vraiment pas de quoi.

À l’observer, l’agent secret sentit monter une nausée.

« Vous remarquerez, s’il vous plaît, poursuivit l’hôte du Lions Club, que cet individu assis à ma droite est tout juste visible ; il est en effet vêtu de ce qu’on nomme un complet brouillé, et qui est le même costume exactement qu’il porte – en fait, qu’il doit porter – durant l’exercice de certaines parties – en fait, de la plupart – de ses activités quotidiennes en tant que représentant de la loi. Il vous en expliquera lui-même le pourquoi. »

L’assistance, qui reflétait au-delà de toute espérance les qualités de l’hôte, observa l’individu au complet brouillé.

« Cet homme, déclara l’hôte, que nous appellerons Fred car tel est le nom sous lequel il communique ses rapports, une fois revêtu du complet brouillé, ne peut être identifié ni par la voix – même par quelque technique d’empreinte vocale – ni par l’apparence. Il offre l’aspect, vous en conviendrez, d’un vague gribouillis et rien de plus. N’ai-je pas raison ? » Il lâcha un gros sourire. L’assistance, à qui la drôlerie de la chose n’échappait pas, en grimaça aussi quelques-uns.

Le complet brouillé était une invention des laboratoires Bell, due à un employé nommé S.A. Powers, qui tomba dessus par hasard. Quelques années auparavant, Powers avait expérimenté quelques substances désinhibitrices affectant les tissus nerveux. Un soir, après s’être administré une intraveineuse, jugée sans danger et légèrement euphorisante, il avait subi une baisse catastrophique de liquide GABA à l’intérieur du cerveau. Subjectivement, il avait alors assisté à une projection de phosphènes bariolés sur le mur de sa chambre, un montage toujours plus frénétique de ce que, sur le moment, il considéra comme des toiles abstraites contemporaines. Au cours d’une transe de six heures environ, S.A. Powers avait vu des Picasso se chasser l’un l’autre selon un rythme ultra-rapide ; puis ç’avait été le tour de Paul Klee, plus de toiles que l’artiste n’en avait peintes durant sa vie. Alors que des Modigliani se succédaient sous ses yeux à la vitesse grand V, Powers avait présumé (on a besoin de théories pour tout) que les Rose + Croix lui projetaient télépathiquement des tableaux, aidés sans doute par un système avancé de micro-relais ; plus tard Kandinsky se mit à le harceler, il se rappela que le principal musée de Leningrad se spécialisait dans ce genre d’art moderne, et décida que les Soviets essayaient d’entrer télépathiquement en contact avec lui.

Au matin, il se rappela qu’une diminution radicale du liquide GABA provoquait normalement une telle apparition de phosphènes. Personne n’essayait d’entrer en contact télépathique avec lui, avec ou sans micro-relais. Mais l’incident lui donna l’idée du complet brouillé. À la base, il s’agissait de relier un quartz à un mini-ordinateur dont les mémoires contenaient jusqu’à un million et demi d’images fragmentaires de la physionomie d’individus divers : hommes, femmes, enfants ; chaque variante encodée était ensuite projetée omnidirectionnellement sur une membrane ultrafine, sorte de linceul assez grand pour envelopper un humain de taille moyenne.

À mesure que l’ordinateur parcourait ses mémoires, il programmait chaque couleur d’œil, de cheveu, imaginable, chaque forme de nez, chaque type de dentition, toutes les morphologies osseuses du visage – la membrane affichait à chaque microseconde les caractères physiques projetés, puis passait à la configuration suivante. Afin d’augmenter l’efficacité de son invention, S.A. Powers avait programmé l’ordinateur de manière à randomiser la séquence des traits sélectionnés à l’intérieur de chaque ensemble. Afin de baisser le prix de revient (ça plaisait toujours aux fédéraux), il trouva pour sa membrane un produit dérivé que fabriquait une grosse firme déjà liée à Washington.

En toutes circonstances, le porteur du complet brouillé était Monsieur-Tout-le-Monde et chaque combinaison (il entrait jusqu’à un million et demi de bits dans la programmation de certaines d’entre elles) était affichée en l’espace d’une heure. Toute tentative de description de l’individu – homme ou femme – devenait absurde. Il va sans dire que S.A. Powers avait programmé sa propre morphologie dans l’ordinateur, de manière que ses traits, dissimulés parmi cette permutation frénétique, fissent surface… environ tous les cinquante ans, d’après ses calculs, et que son portrait put ainsi être recomposé, selon la durée de chaque costume. Ce fut ce qu’il trouva de mieux pour prétendre à l’immortalité.

« Et on applaudit le gribouillis ! » tonna l’hôte. Une ovation suivit.

À l’abri dans son complet brouillé, Fred, qui était aussi Robert Arctor, gémit et pensa : c’est épouvantable.

Tous les mois, un agent secret des stupéfiants était désigné au hasard pour parler devant une assemblée d’ahuris telle que celle-ci. Aujourd’hui, c’était son tour. Il comprit en examinant son public à quel point il haïssait les straights. Ils pensaient tous que c’était du tonnerre, cette réunion. Ils souriaient. On leur donnait du spectacle.

Peut-être, à cet instant même, les innombrables éléments de son costume venaient-ils d’afficher S.A. Powers.

« Mais redevenons sérieux un moment, poursuivit l’hôte. Cet homme… » Il avait un trou.

« Fred », fit Bob Arctor. S.A. Fred.

« Fred, c’est ça. » Revigoré, l’hôte entonna la suite en direction de l’assistance. « Voyez-vous, la voix de Fred rappelle celles qu’on entend dans les banques drive-in de San Diego : entièrement programmée et dépourvue de timbre, une voix de robot. Elle ne laisse pas la moindre marque sur nos esprits, et il en va de même lorsqu’il rend compte à ses supérieurs du, ah, du programme antidrogue d’Orange County. » Silence lourd de sens. « Ces agents risquent gros, voyez-vous, car les forces de la drogue, nous le savons bien, ont réussi à s’infiltrer avec une habileté surprenante dans les divers appareils légaux, et ce à travers tout le pays ; en tout cas, il est bien possible qu’ils y soient parvenus, selon l’avis de nos meilleurs experts. D’où, pour ces hommes dévoués à leur tâche, la nécessité du complet brouillé. »

Légers applaudissements à l’adresse du complet brouillé. Et la foule des regards pleins d’espoir qui s’accrochent à Fred, tapi sous sa membrane.

« Toutefois, pour remplir sa mission particulière, ajouta l’hôte en conclusion, tandis qu’il s’écartait du micro pour céder la place au gribouillis, Fred ne porte pas cette tenue. Il s’habille comme vous et moi, enfin il emprunte la panoplie hippie de ces diverses sous-cultures qu’il sonde infatigablement. »

L’hôte fit signe à Fred d’approcher du micro. Fred. Robert Arctor, avait déjà donné six fois ; il savait ce qu’il fallait dire, et ce qui l’attendait – l’assortiment de questions débiles et les divers degrés d’imbécillité opaque. La perte de temps pour lui, la colère qui lui venait, et, comme toujours, le sens du dérisoire de la chose, qui augmentait à chaque prestation.

« Si vous m’aperceviez dans la rue, commença-t-il après que les applaudissements furent retombés, vous vous diriez, encore un de ces camés, de ces bons à rien. Vous éprouveriez de l’aversion et passeriez votre chemin. »

Silence.

« Je n’ai pas la même allure que vous. Je ne peux pas me le permettre. Ma vie en dépend. » En réalité, son aspect ne différait pas tellement du leur. Et puis, il se serait habillé de la même façon, boulot ou pas, danger de mort ou pas. Il aimait ce qu’il portait. Ses propos avaient été dans une large mesure rédigés par d’autres et appris par cœur. Il avait le droit de broder un peu, mais chaque agent utilisait le discours modèle. Mis au point deux ans auparavant par un divisionnaire plein de zèle, le laïus était devenu parole d’évangile.

Il attendit, le temps que ça pénètre bien.

« Je ne commencerai pas en vous expliquant ce que je m’efforce d’accomplir en tant qu’agent secret voué à la poursuite des trafiquants et plus encore à la découverte de la source des drogues – de ces drogues illégales dont ils inondent les rues de nos villes et les préaux de nos écoles d’Orange County. Je commencerai par vous dire… » il marqua une pause, comme on le lui avait appris durant les cours de relations publiques, à l’école « … ce qui me fait peur ».

Ils mordaient à l’hameçon ; tous les yeux étaient écarquillés.

« La peur qui m’obsède jour et nuit, c’est que nos enfants, les vôtres, les miens… » Nouvelle pause. « J’en ai deux. » Puis, du ton le plus calme : « Des tout-petits, en vérité. » Là, le ton remonta, avec quelque emphase. « Mais pas si jeunes qu’ils ne puissent être accrochés, accrochés délibérément, dans un but de profit, par ces individus qui aspirent à détruire la société. » Re-pause. « Nous ne savons pas encore… » plus calme, à présent, « qui sont exactement ces hommes – ces animaux, devrais-je dire – qui ravagent notre jeunesse, comme si nous nous trouvions au cœur de quelque jungle sauvage, d’une terre étrangère, et non de notre patrie. L’identité des fournisseurs de ces poisons, de ces saletés qui brûlent le cerveau de millions d’hommes et de femmes – ou plutôt, de ceux qui étaient encore naguère des hommes et des femmes, et qui, jour après jour, fument, avalent, se piquent – cette identité nous est peu à peu dévoilée. Mais, Dieu m’en soit témoin, au bout du compte, nous saurons pour de bon ».

Une voix, dans l’assistance : « Rentrez-leur dans le lard ! »

Une autre, non moins enthousiaste : « Emparez-vous des cocos ! »

Applaudissements et reprise en chœur.

Robert Arctor s’interrompit. Les contempla, les straights dans leurs costumes de poussahs, leurs chaussures de poussahs, leurs cravates de poussahs. Il songea, la Substance M ne risque pas de leur détruire le cerveau ; ils n’en ont pas.

« Balance-nous la vérité ! » Cette voix-là, une voix féminine, était un peu moins emphatique. Arctor promena son regard sur l’assistance et finit par distinguer une femme entre deux âges, un peu moins grasse que la moyenne de l’assistance, les mains serrées nerveusement.

« Chaque jour », commença Fred, Robert Arctor, enfin ce type, « cette maladie lève un lourd tribut. À la fin de chaque jour écoulé, le flot des bénéfices – et quant à la destination de ceux-ci, nous… » Il s’interrompit. Pas moyen de sortir le reste de la phrase, bien qu’il l’eût répété un million de fois, pendant son instruction ou lors d’autres conférences.

Le silence tomba sur l’auditoire.

« Du reste, la question n’est pas là. Ce ne sont pas les bénéfices. C’est autre chose. Ce à quoi on assiste. »

Ils n’avaient rien remarqué, se dit-il, bien qu’il se fût écarté du discours prévu pour se lancer dans l’improvisation, sans l’aide des gars des relations publiques, qui restaient planqués au centre civique d’Orange County. Et puis, qu’est-ce que ça peut faire ? songea-t-il. Et alors ? Qu’est-ce qu’ils y connaissent, vraiment, qu’est-ce qu’ils en ont à foutre ? Les straights vivent dans leurs forteresses bétonnées, protégés par leurs gardiens prêts à ouvrir le feu sur le premier camé qui saute leur mur avec une taie d’oreiller vide, pour piquer leur pendule électrique, ou leur piano, ou leur rasoir, ou leur chaîne, qu’ils ont pas payée, de toute façon, parce que le gars doit se procurer sa dose, doit avoir sa merde, sans ça peut-être qu’il va crever, crever tout de bon, à cause de la souffrance, de la claque qu’il va prendre s’il est en manque. Mais quand tu vois ça peinard depuis chez toi et que ton mur est électrifié et ton gardien armé, pourquoi t’irais t’en faire ?

« Mettons que vous soyez un diabétique, dit-il, et que vous n’ayez pas l’argent pour un fix d’insuline. Iriez-vous voler pour vous le procurer ? Ou vous laisseriez-vous mourir ? »

Silence. Une voix de fer-blanc résonna dans l’écouteur de son complet brouillé. « Je crois que vous feriez bien de revenir au texte préparé, Fred. Je vous le conseille fortement. »

Fred. Robert Arctor, le type parla dans sa pastille microphonique. « Je l’ai oublié. » Seul son supérieur au Q.G. d’Orange County – donc, pas Mr. F., c’est-à-dire Hank – pouvait l’entendre. Il s’agissait d’un gradé anonyme qu’on lui avait affecté pour cette seule occasion.

« Mmmouais, crissa le souffleur officiel. Je vais vous le lire. Répétez après moi, mais débrouillez-vous pour que ça ait l’air naturel. » Légère hésitation, froissement de pages. « Voyons voir… le flot des bénéfices – et quant à la destination de ceux-ci…, c’est à peu près là que vous vous êtes arrêté.

— Je n’arrive pas à encaisser ce truc, fit Arctor.

— … nous serons bientôt fixés. » La voix, poursuivit comme si de rien n’était. « Et le châtiment suivra de près. Le moment venu, je ne voudrais pas être dans les souliers de ces gens-là.

— Savez-vous pourquoi je n’arrive pas à encaisser ça ? Parce que c’est précisément ces trucs-là qui poussent les gens vers la drogue. » C’est à cause de ça qu’on dérive et qu’on devient camé, songea-t-il. À cause de conneries de ce genre. C’est pour ça qu’on plaque tout et qu’on se tire. Complètement écœuré.

Puis il contempla encore son auditoire, et comprit que celui-ci ne pensait pas de même. On ne pouvait les toucher qu’avec ce genre de discours. Arctor s’adressait à des débiles. À des arriérés mentaux. Il fallait leur parler comme aux petites classes : P représente la Pomme, et la Pomme est Ronde.

« M, prononça-t-il à haute voix, représente la Substance M. M pour Misère, M pour Malchance et pour Mensonges, les mensonges de vos amis, les vôtres, les mensonges que chacun fait à chacun, l’abandon et la solitude, la haine et le soupçon. Enfin, M pour Mort. La Mort Lente, c’est ainsi que nous… » Il marqua une pause. « C’est ainsi que nous autres drogués l’appelons. » Sa voix se troubla, s’enroua. « Vous ne l’ignorez sans doute pas. La Mort Lente. Qui part de la tête, et qui descend.

Voilà, c’est tout. » Il regagna sa chaise et s’assit. Dans le silence.

« Vous avez foiré, dit le supérieur-souffleur. Je veux vous voir dans mon bureau à votre retour. Pièce 430.

— Oui, dit Arctor. J’ai foiré. »

Ils le contemplaient comme s’il venait de pisser sur l’estrade, juste sous leur nez. Mais Arctor ne savait pas au juste ce que cachaient leurs regards.

L’hôte du Lions Club gagna le micro à grandes enjambées. « Avant de s’adresser à vous, Fred a émis le souhait que cette réunion revête la forme d’un débat ouvert et soit simplement précédée d’une courte déclaration liminaire. Je m’aperçois que j’avais omis de vous le mentionner. Eh bien… », il leva la main droite « qui va ouvrir le feu ? »

Arctor se releva d’un bond maladroit.

« Il semble que Fred ait quelque chose à ajouter. » L’hôte lui fit signe d’approcher.

Arctor, tête baissée, vint lentement vers le micro et parla d’une voix nette. « Simplement ceci. Ne leur tombez pas dessus une fois qu’ils sont accros. Les toxicos, les junkies. La moitié, la plupart d’entre eux, surtout les filles, ne savaient pas dans quoi ils s’embarquaient, ni même qu’ils s’embarquaient. Contentez-vous d’essayer de les empêcher, eux, les gens, n’importe lequel d’entre nous – empêchez-les de s’accrocher. » Il releva la tête un instant. « Voyez-vous, ils font dissoudre quelques barbitos dans un verre de vin – les pushers, je veux dire – et ils filent le truc à une nana, une mineure, avec huit ou dix doses dedans, alors elle tombe dans les vapes, et là, ils lui injectent un hit mexicain, moitié héroïne, moitié Substance M… » Sa voix se brisa. « Merci de votre attention. »

Un homme l’interpella. « Que faire pour les arrêter. Monsieur ?

— Tuez les pushers. » Arctor regagna son siège.

 

Comme il ne se sentait pas d’attaque pour retourner directement au centre civique et affronter la pièce 430, il alla flâner un peu le long d’une des rues commerçantes d’Anaheim, passant la revue des comptoirs de McDonald, des stations de lavage, des postes à essence, des pizzerias et autres merveilles.

À errer ainsi sur la voie publique, parmi toutes sortes de gens, il éprouvait un sentiment étrange concernant son identité. Ainsi qu’il l’avait expliqué aux spécimens du Lions Club, sans son complet brouillé il ressemblait à un toxico ; il causait comme un toxico ; ceux qui le croisaient le prenaient certainement pour un toxico et réagissaient en conséquence. Les autres junkies – tiens, se dit-il, je parle même des « autres » junkies – lui coulaient un regard en forme de « paix, mon frère ». Pas les straights.

Il ruminait son idée. Tu te mets un habit d’évêque et une mitre, tu vas te balader comme ça, et les gens commencent à se prosterner et à fléchir le genou, tout le cinéma : ils essaient de baiser ton anneau et pourquoi pas ton cul, et hop, te voilà évêque. Pour ainsi dire. Qu’est-ce que l’identité ? Où finit la comédie ? Personne sait.

Là où il perdait vraiment ses billes, sur cette question de l’identité, c’était quand l’Homme le harcelait. Quand les flics de la circulation, ou ceux des patrouilles, enfin les flics de tout poil, venaient rouler doucement près de la bordure du trottoir pour l’intimider ; quand ils prenaient tout leur temps pour le scruter de leur regard impassible, métallique, insistant, acéré. En général, selon leur humeur, ils se garaient et lui faisaient signe d’approcher.

« Allez, fais voir tes papiers », disait le flic, la main tendue ; puis tandis qu’Arctor-Fred-Dieu-sait-qui fouillait maladroitement dans sa poche, le flic lui gueulait au visage, « t’as jamais été ARRÊTÉ ? » Parfois, histoire de varier, il ajoutait « AUPARAVANT ? ». Comme s’il allait le coller au trou séance tenante.

« Ben quoi, qu’est-ce qu’il y a ? » répondait-il d’habitude, quand il répondait. Un attroupement ne manquait pas de se former. La plupart des gens supposaient qu’il s’était fait pincer en train de vendre au coin de la rue. Ils souriaient, mal à l’aise, et attendaient la suite ; cependant, quelques-uns, généralement des Noirs, des Chicanos, ou d’autres qui étaient manifestement des toxicos, semblaient en colère. Mais régulièrement, ceux-là ne tardaient pas à se rendre compte que leur colère se voyait, et ils s’empressaient de baisser le rideau. Parce que tout le monde sait bien que celui qui a l’air mal à l’aise ou hostile – peu importe – près d’un flic a quelque chose à cacher. Les flics surtout le savent, selon la légende, et ils s’acharnent automatiquement sur ces gens-là.

Mais cette fois, personne ne vint l’embêter. Les toxicos grouillaient aux alentours ; il était perdu dans la foule.

Que suis-je en réalité ? s’interrogea-t-il. Il regretta un instant de ne pas disposer de son complet brouillé. Puis il se dit, je pourrais continuer d’être un gribouillis, et les passants, les gens de la rue dans leur ensemble, applaudiraient. Et on applaudit le gribouillis ! songea-t-il en repassant la séquence. Quelle façon d’atteindre le succès ! Ainsi, comment pourraient-ils être sûrs qu’il ne s’agissait pas d’un autre gribouillis, au lieu du bon ? Peut-être n’était-ce pas Fred à l’intérieur, ou bien alors un autre Fred ; ils n’en sauraient jamais rien, pas même quand Fred ouvrirait la bouche pour s’adresser à eux. Ils ne seraient jamais fixés. Et si c’était Al qui se faisait passer pour Fred ? Le complet pouvait abriter n’importe qui, il pouvait même être vide. Ou bien téléguidé depuis le bureau du shérif, au Q.G. d’Orange County, et doté d’une voix enregistrée. Dans ce cas, le porteur du complet serait n’importe quel type qui se trouvait au bureau de Fred ce jour-là et aurait ramassé le script et le micro, ou encore un mélange de toutes sortes de mecs assis derrière leurs bureaux.

Mais après ce que j’ai dit à la fin, conclut-il, il n’y a plus à se poser de questions. Il ne s’agissait pas d’un type du bureau. À vrai dire, ce sont les types du bureau qui veulent me parler de cette histoire.

Cette perspective ne l’enchantait pas, aussi continua-t-il à retarder l’affrontement, à errer partout et nulle part. D’ailleurs, en Californie, l’endroit où tu vas, ça ne compte pas : tu retrouves éternellement le même McDonald, comme sur une bande qui tourne autour de toi pendant que tu crois te déplacer. Au bout du compte, quand tu as faim et que tu t’arrêtes au McDonald pour manger un morceau, ils te vendent le même hamburger que la dernière fois, et que la fois d’avant, et ainsi de suite en remontant jusqu’à l’époque où tu n’étais pas né, et en plus des mauvaises langues – des menteurs, évidemment – disent que leurs hamburgers sont faits de gésiers de dinde.

Selon leur enseigne, ils avaient vendu le même hamburger initial cinquante milliards de fois. Il se demanda si c’était au même client.

La vie à Anaheim, Californie, n’était qu’une pub pour la vie à Anaheim qui repassait éternellement. Rien ne changeait jamais ; ça ne faisait que s’élargir toujours davantage, comme une tache de néon. Et ce qui suintait de la sorte avait été fixé une bonne fois pour toutes longtemps auparavant, comme si l’usine automatique qui sortait ces objets en série était restée bloquée sur la position MARCHE. Comment la Terre devint Plastique, songea-t-il en évoquant le conte de fées Comment la Mer devint Sel. Un de ces jours, il sera obligatoire de vendre des hamburgers McDonald aussi bien que de les payer ; on se les revendra les uns aux autres depuis nos salles à manger. Comme ça, on n’aura même plus besoin de sortir.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. Deux heures et demie : temps d’appeler son contact. Par l’intermédiaire de Donna, s’il fallait la croire, il pouvait se procurer un millier de cachets de Substance M coupés de méthédrine.

Naturellement, il enverrait aussitôt le paquet au laboratoire du programme antidrogue pour analyse, puis destruction – ou tout autre usage qu’en faisaient les types de là-bas. Ils en prenaient peut-être eux-mêmes, d’après certaines rumeurs. Ou ils revendaient. Toutefois, en achetant à Donna, son but n’était pas de la faire coffrer ; il avait fréquemment traité avec elle sans rien tenter de semblable. Épingler le petit dealer local, la nana qui trouvait ça super de fourguer de la came, non, ça ne présentait aucun intérêt. La moitié de la brigade des stups d’Orange County savait que Donna revendait ; ils la reconnaissaient dans la rue. Donna faisait parfois ses deals dans le parking du 7-11, sous le nez de l’holocaméra plantée là pour les flics, et on la laissait s’en tirer. En un sens. Donna pouvait faire n’importe quoi et devant n’importe qui, elle ne plongerait pas.

Le but de l’opération, comme dans tous les deals précédents avec Donna, était de remonter jusqu’au dealer situé au-dessus d’elle dans la filière. Pour ça, les achats d’Arctor devenaient toujours plus importants. Au départ, il lui avait fait du plat – si l’expression convenait – pour qu’elle lui refile dix tablettes, comme un service : refuse pas ça à un copain, etc. Plus tard, en guise de récompense, il lui avait soutiré un sac de cent tablettes, puis un de trois cents. Maintenant, avec un peu de pot, il obtiendrait dix sacs, soit mille tablettes. Il finirait par acheter en quantités trop importantes pour les moyens financiers de Donna ; elle n’arriverait plus à aligner assez de fric à son fournisseur pour acheminer la marchandise jusqu’à son point de la filière. Ils pinailleraient ; elle insisterait pour qu’il allonge au moins une partie du fric ; il refuserait ; elle ne serait pas en mesure de réunir la somme ; on perdrait du temps – même pour un deal aussi négligeable, on s’énervait un peu ; tout le monde commencerait à s’impatienter ; son fournisseur – quel qu’il fût – se retrouverait avec la came sur les bras, et furieux de ne pas voir Donna se manifester. À la fin, si tout marchait bien, elle craquerait et leur dirait, à son fournisseur comme à lui : « Écoutez, il vaudrait mieux que vous traitiez ensemble. Je vous connais tous les deux, vous êtes réguliers. Je réponds de chacun. Je vais fixer une heure et un lieu pour votre rencontre. Dorénavant, Bob, si tu dois acheter de telles quantités, tu arrangeras tes deals directement. » Parce que de toute évidence, avec des commandes de cet ordre, il devait revendre, lui aussi. Il achetait presque au niveau d’un dealer. Donna supposerait qu’il revendait par sacs de cent, avec bénéfice, vu qu’il demandait au moins mille cachets à chaque coup. Ainsi, il pourrait remonter la filière jusqu’au prochain fournisseur, tout en devenant lui-même un dealer comme Donna, et ainsi de suite à mesure que l’importance de ses commandes augmenterait.

Finalement – et c’est à cela que le projet devait son nom –, il tomberait sur un type assez haut placé pour que ça vaille la peine de l’arrêter. Donc, un type qui savait des choses, donc un type en contact direct avec le labo, ou avec les passeurs, lesquels connaîtraient la source – eux ou leur fournisseur.

Et dans le cas de la Substance M – contrairement à d’autres drogues – cette source était unique. Il s’agissait d’une drogue synthétique, pas organique ; donc, elle venait d’un labo. On pouvait en faire la synthèse, et du reste les fédéraux l’avaient déjà réalisée. Mais les constituants eux-mêmes dérivaient de composés dont la formule était presque aussi complexe. Théoriquement, n’importe qui pouvait se lancer dans la fabrication à condition de posséder, un, la formule, et deux, les moyens techniques de monter un labo. En pratique, personne ne disposait des finances nécessaires. De plus, les bas prix pratiqués par les inventeurs et les fabricants rendaient toute concurrence impossible. La large diffusion du produit laissait supposer que même à partir d’une source unique, les relais devaient être extrêmement diversifiés – sans doute une chaîne de laboratoires implantés dans certains secteurs clés ; peut-être un à proximité de chaque zone de consommation intensive en Amérique du Nord et en Europe. Pourquoi aucune de ces officines n’avait été découverte, cela demeurait un mystère ; mais l’opinion qui circulait dans le public comme, à mots couverts, dans les milieux officiels, était que l’Agence S.M. – pour reprendre la désignation adoptée par les autorités – avait noyauté les organismes légaux (qu’ils soient régionaux ou fédéraux) à un échelon tel que celui qui découvrait quelque chose d’important cessait bientôt de s’en soucier, ou cessait d’exister.

Bien sûr. Donna n’était pas sa seule piste du moment. Il harcelait d’autres dealers pour obtenir des quantités toujours plus importantes. Mais parce qu’elle était sa nana – enfin, il nourrissait quelques espoirs dans cette direction –, elle lui facilitait le travail. Il prenait aussi un plaisir personnel à lui rendre visite, à lui parler au téléphone, à sortir avec elle ou à la recevoir chez lui. En un sens, c’était la ligne de moindre résistance. Tant qu’à espionner quelqu’un, autant choisir un sujet qu’on fréquenterait de toute façon ; ça paraissait moins suspect et on se faisait moins chier. D’ailleurs, même si on ne voyait pas beaucoup la personne auparavant, le boulot vous y conduisait ; au bout du compte, tout ça revenait au même.

Il pénétra dans une cabine téléphonique et joua de l’index.

Ring-ring-ring.

« Allô ? » répondit Donna.

Toutes les cabines du monde étaient sur table. Celles qui ne l’étaient pas, c’est qu’une équipe, quelque part, n’avait pas encore bougé. Un central recueillait électroniquement les conversations sur bobine, et tous les deux jours en moyenne, une bande parvenait à un officier qui pouvait surveiller de nombreux téléphones sans quitter son bureau. Il lui suffisait de consulter les mémoires à tambour et la bande demandée se déroulait automatiquement en éliminant les temps morts. Il s’agissait la plupart du temps de bavardages sans importance. L’officier savait repérer les appels un peu louches. C’était son truc ; on le payait pour ça. Certains s’en tiraient mieux que d’autres.

Avec ce système, personne n’écoutait la conversation de Bob et Donna. La bande ne serait jouée que le lendemain au plus tôt. S’ils évoquaient des sujets manifestement illégaux, le préposé aux écoutes les repérerait immédiatement et leurs empreintes vocales seraient prises. Mais il suffisait d’enrober un peu la chose. Ça ne trompait généralement personne, seulement le gouvernement devait tenir compte des considérations budgétaires – il n’était pas rentable de se lancer dans tout un travail de prise d’empreintes et de repérage pour une simple transaction de routine. Donna et Arctor le savaient.

« Comment ça marche pour toi ? demanda-t-il.

— Pas mal. » La voix chaude et un peu rauque marqua une pause.

« Comment va la tête aujourd’hui ?

— Pas fort. C’est plutôt la déprime. » Pause. « Le patron m’a fait chier, cet après-midi, à la boutique. » Donna travaillait au comptoir d’une petite parfumerie de Gateside Mail, à Costa Mesa. Tous les matins, elle prenait sa MG et parlait au boulot. « Tu sais ce qu’il a dit ? Un client, un vieux mec genre grisonnant, nous a refaits de dix sacs, et ce salaud a dit que c’était ma faute et que je devais payer. Il les retient sur mon salaire. C’est moi qui l’ai dans le cul – excuse-moi – sans avoir rien fait.

— Dis donc, enchaîna Arctor, tu peux pas m’avoir quelque chose ? »

Elle semblait faire la gueule, à présent. Comme si elle ne voulait pas. C’était bidon. « Combien – combien tu veux ? Ça dépend.

— Dix. » Selon leurs conventions, un signifiait cent cachets. Il en voulait donc mille.

Entre revendeurs, quand on devait négocier en utilisant les moyens de communication publics, un bon moyen de se tirer d’affaire consistait il masquer une grosse transaction sous une petite. De cette façon, on pouvait conclure des marchés à l’infini sans éveiller l’intérêt des autorités : si la brigade des stupéfiants avait décidé de suivre toutes les pistes, elle aurait passé chaque heure de la journée à opérer des descentes dans tous les appartements de la ville, et pour de piètres résultats.

« Dix, murmura Donna avec une pointe d’irritation.

— Je presse salement », dit-il. Il s’exprimait comme un type accroché, plutôt que comme un fourgue. « Je te paierai ça plus tard, quand j’aurai touché.

— Ça va, fit-elle d’un ton neutre. Je te les file. Dix. » Elle se demandait sans doute s’il revendait. Oui, ça devait être le cas. « Dix. Pourquoi pas ? Disons dans trois jours ?

— Pas plus tôt ?

— Ils sont assez…

— D’accord, coupa-t-il.

— Je passerai.

— À quelle heure ? »

Elle se livra à un petit calcul. « Vers les huit heures du soir. Dis, faut que je te montre un bouquin, quelqu’un l’a oublié à la boutique. Super. C’est sur les loups. Tu sais ce qu’ils font, les loups ? Les mâles ? Quand un mâle a vaincu son adversaire, il le tue pas – il lui pisse dessus. Je blague pas ! Il pisse sur le vaincu et puis il se tire. Terminé. Le territoire, c’est surtout pour ça qu’ils se battent Et pour le droit de baiser. Tu saisis ?

— J’ai pissé sur des gens il y a pas longtemps.

— Vrai ? Explique.

— C’est une image.

— Alors, t’as pas fait ça pour de bon ?

— En fait, je leur ai dit… » Il s’interrompit. Tu causes trop ; va falloir ramer. Merde. « Cette bande de mecs, reprit-il, un peu comme des Anges, tu vois ? Qui traînent du côté de Foster’s Freeze ? Je passe par là et ils sortent une vanne. Alors je me retourne et je leur balance quelque chose du genre… » La suite ne venait pas.

« Tu peux me dire, fit Donna, même si c’est dégueu. Faut leur causer comme ça, aux motards, sinon ils comprennent pas.

— Je leur ai sorti que j’aimais mieux chevaucher chaude fille que chaud père.

— Je saisis pas.

— Eh bien, un chaud père, un chopper, c’est leur machine.

— Ah ! d’accord, j’y suis. Ouaf, ouaf.

— Bon, je t’attends chez moi comme convenu. Salut. » Il s’apprêta à raccrocher.

« Je peux t’apporter le bouquin, pour te faire voir. C’est de Konrad Lorenz. Sur le topo de couvrante, ils disent que c’était la plus grosse autorité mondiale sur les loups. Encore un truc. Les copains avec qui t’habites sont passés à la boutique aujourd’hui. Ernie je sais plus quoi et l’autre mec, Barris. Ils te cherchaient, au cas où tu serais…

— Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

— Ton céphalochromoscope, celui qui t’a coûté neuf cents tickets et que tu joues tout le temps chez toi. Ernie et Barris causaient de ça. Ils ont essayé de s’en servir aujourd’hui et ça voulait pas marcher. Pas de couleur, et pas de céphatraces, rien du tout. Alors ils ont pris les outils de Barris et démonté la plaque de base.

— Ils s’emmerdent pas ! fulmina-t-il.

— Et ils disent que quelqu’un l’a trafiqué. C’est du sabotage. Fils coupés et ainsi de suite, tu sais, des machins louches. Des circuits bousillés, des pièces cassées. Barris a dit qu’il essaierait de…

— Je file tout droit à la maison. » Arctor raccrocha. Mon seul truc de valeur, songea-t-il amèrement. Et ce con de Barris qui va le bricoler. Mais je ne peux pas rentrer de suite. Il faut que j’aille à New Path voir ce qui se prépare.

C’était sa mission : il ne pouvait pas y couper.

Substance Mort
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